Le « nage heurts » (en eaux troubles)

Le « nage heurts » (en eaux troubles)

Vendredi, Décembre 13, 2024

Comme le lecteur aura pu le constater à la lecture de l’article précédent, la natation est pour moi une passion, la première de ma vie et peut-être la plus fondatrice.

Ma relation ambigüe à ce sport est à l’image de l’étymologie du mot « passion » : sa pratique m’a permis de supporter de manière à la fois active et passive les souffrances endurées dans le cadre de l’exercice, à haute dose, d’une activité procurant également du plaisir dans l’atteinte d’objectifs.

L’utilisation du mot « passive » peut choquer : quoi de plus actif que celui de la pratique d’une activité que l’on aime, d’autant plus lorsque celle-ci est physique. Si l’en on croit Spinoza, philosophe du 17ème siècle, ce n’est pas tellement la passion en elle-même qui est problématique mais la relation que l’on entretient avec elle.

Car il y a passion et passion. Toute passion n’est en effet pas mauvaise : si les choses extérieures ont un effet positif sur moi, participent à ma réalisation et que je peux agir sur les événements, j’éprouve une joie. Si les causes extérieures restreignent ma puissance ainsi que ma capacité de penser et d’agir, j’éprouve une tristesse.

Or, si je repense à mes années de compétiteur dans ce sport particulièrement exigeant, les deux émotions étaient bien présentes : tant les expressions de joie (y compris les larmes) dans les moments euphoriques (un record personnel battu, une victoire à un concours ou à des championnats, une qualification pour un événement particulier) que les larmes de tristesse, souvent contenues, qui coulaient après un effort particulièrement violent et douloureux, lors d’une défaite ou d’une désillusion.

Globalement cependant, je peux dire sans hésitation que mon rapport à la natation comme passion a été positif dans la mesure où sa pratique a été une véritable école de vie dont les enseignements m’ont permis de me réaliser en restant le plus fidèle possible à mes valeurs, à mes besoins et à mes limites que cela soit dans des eaux agitées faites d’épreuves à surmonter ou au milieu de flots plus calmes, me permettant parfois de me laisser porter par le courant de la vie.

Dans son livre « Le nageur », Pierre Assouline indique les lignes directrices de cette philosophie. L’auteur y retrace en effet le destin exceptionnel d’Alfred Nakache, champion de natation français, dénoncé par un rival et déporté en tant que juif et résistant dans divers camps de concentration en compagnie de sa femme et de sa fille qui y perdirent toutes deux la vie.

Au début de l’ouvrage, Assouline expose l’idée maîtresse du récit, annonciatrice de la capacité de résilience du personnage central :

« L’homme qui sait nager est actif, il se contrôle suffisamment pour refuser les tendances dans lesquelles le monde veut l’attirer ; il ne se résigne pas à la passivité du bout de bois qui flotte à la surface de l’eau à la merci des marées qui l’emportent et le déportent ; tel un poisson doté d’écailles et surtout de nageoires, il est capable d’avancer, dans la direction de son choix, si nécessaire à contre-courant. Un nageur est maître de son destin ».

Je me reconnais bien dans ces lignes, notamment dans ma volonté farouche de ne pas subir des réalités et des choix qui ne me correspondent pas et de rester le plus possible acteur de ma vie en évitant de me laisser définir par les contingences extérieures quitte à passer parfois pour l’empêcheur de tourner en rond et en assumer les conséquences.

Je vois toutefois une limite à cette posture : le volontarisme. Il m’est en effet arrivé de devoirs nager en eaux troubles, d’autant plus insaisissables et incontrôlables qu’elles résidaient en mon for intérieur, d’autant plus opaques et effrayantes que, noires et souterraines comme le pétrole, elles ne se laissaient que très difficilement éclairer et porter à la lumière.

J’ai vécu un tel épisode après mon burn-out en 2008, qui a duré plusieurs années. Puis, tout dernièrement, entre février et juillet 2024. À la suite d’un événement dans ma vie privée qui a réactivé les blessures d’abandon, de trahison et de rejet que le décès en mars 2022 de feue ma femme Christine avait mises à mal, j’ai dû composer au quotidien avec des souffrances psychiques vis-à-vis desquelles les efforts de cohabitation et de négociation étaient parfois inutiles voire impossibles.

Dans ce genre de crises, il ne s’agit pas de faire comme on veut mais comme on peut. Ou pour le dire avec les mots de Simone Weil, « ne pas chercher à ne pas souffrir ou à moins souffrir, mais à ne pas être altéré par la souffrance ».

Pour continuer à « sur-vivre », je me suis rappelé de l’existence d’un autre nageur, métaphorique celui-ci, proposé par Moussa Nabati dans plusieurs de ces livres (« Le bonheur d’être soi », « Guérir son enfant intérieur », « Se reconstruire. La blessure est l’endroit par où la lumière pénètre en vous »).

Le psychanalyste français d’origine iranienne propose en effet l’image suivante :

À l’occasion de certaines périodes douloureuses de la vie ou, plus simplement, lorsque nous sommes pris dans des courants contraires qui nous mettent dans un grand inconfort, nous avons l’impression de perdre le contrôle voire parfois d’être prisonniers de nos souffrances et de nos forces souterraines. Il est alors inutile de se débattre, au risque de s’épuiser et de s’enfoncer dans nos propres sables mouvants.

Tel le nageur emporté par un courant dans lequel il se sent impuissant, l’unique véritable action consiste alors à rester avec la tête hors de l’eau, de porter son attention principalement sur sa respiration ainsi que sur l’instant présent et de se laisser porter par la rivière de la vie. Car, tôt ou tard, une rive lumineuse et paisible nous accueillera et nous permettra de reprendre pied.

Pour un « control freak » comme je l’ai été avant mon burn-out et qui négocie encore avec des résidus de cette réponse souvent inappropriée à ses peurs, il m’a été difficile, au début du moins, d’accepter de ne rien faire d’autre que de continuer à sur nager et d’attendre que mes démons intérieurs se calment d’eux-mêmes, car se sentant accueillis en toute bienveillance et acceptés sans résistance, sans jugement et sans honte. Plus facile à dire qu’à faire et à vivre. Il y a en effet un autre facteur sur lequel il faut être d’accord de perdre la maîtrise : le temps.

Celui-ci appartient en réalité à un acteur qui met à mal nos élans naturels de Toute-Puissance : la Vie, qui sait très bien ce qu’elle fait, et dont le courant nous porte tôt ou tard en direction de nos besoins essentiels.  

Et vous ? Quelle est votre passion ? En quoi vous permet-elle d’être acteur de votre vie ou, au contraire, en quoi la subissez-vous ? Quels enseignements sa pratique vous livre-t-elle ?

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