En mars 2016, j’écrivais, pour le blog de mon premier site internet, un article intitulé « Oser l’ennui, le vide et se sentir en vacance(s) toute l’année ». Je pensais alors avoir fait le tour du sujet – signe que je n’avais au fond franchi qu’une étape qui devait en préparer une autre dans une temporalité insoupçonnée alors.
J’avais certes introduit dans ma vie des stratégies qui me permettaient (et me forçaient parfois) à créer du vide dans mes journées pleines d’activités. J’en était assez fier, je l’avoue : le fait d’organiser mes journées, mes semaines, mes mois ainsi que mon année autour de pauses (le principe du « un partout » dont je parle dans l’article en question) suscitait pour le moins des interrogations et pour le mieux un intérêt parmi les personnes qui me connaissaient.
De 2017 à 2022, dans mon rôle de proche-aidant de ma femme atteinte d’une maladie incurable et d’accompagnant de tout un système familial ébranlé à la fois par cette situation et par la crise de la Covid entre 2020 et 2021, je n’ai pas réalisé que, peu à peu, j’avais perdu de vue l’importance de continuer à instaurer du vide dans mon emploi du temps complètement chamboulé par ces deux crises à la fois successives et simultanées.
Et peut-être que, à la base de mon raisonnement d’alors, ma représentation de ce qu’est le vide représentait le problème de fond : le vide peut-il se créer, s’organiser ? Peut-il être imposé de manière arbitraire et volontaire, voire volontariste, dans nos vies ? Et si, beaucoup plus qu’un comportement ou une attitude, le vide était un élément constitutif de l’humain, faisant de mes stratégies une autre manière de le remplir ?
Après le décès de Christine, la gestion de la succession puis la préparation de mon départ en pré-retraite m’ont amené à rester dans une logique de survie, pris dans un tourbillon de contraintes et de mesures administratives et fiscales qui remplissaient à la fois mes journées et mon esprit.
Puis, mon inconscient étant comme très souvent plus intelligent que moi, j’ai vécu entre février et août 2023 dans ma vie privée un épisode à la fois « doux » et « loureux » qui m’a tellement secoué que j’ai pour la deuxième fois de ma vie eu l’impression que le bateau sur lequel je me trouvais prenait l’eau de toutes parts et menaçait de sombrer à nouveau.
De mes années de dépression post burn-out (et qu’est-ce qu’elles furent longues, tant pour moi que pour mes proches, pour Christine la première !), j’avais gagné plusieurs certitudes qui m’ont permis d’éviter que mon bateau personnel ne sombre corps et âme :
· « On ne soigne pas une dépression, c’est la dépression qui nous soigne » (Moussa Nabati). Contrairement à ce que la « vox populi » s’imagine, cette « maladie » n’en est pas forcément une, car elle est plutôt un signe de bonne santé : un processus de régulation interne s’est enclenché et, à terme et avec un accompagnement pertinent, plutôt humain que médicamenteux, une meilleure version de nous-mêmes en ressortira – un papillon en devenir qui doit passer par l’étape de la chrysalide en quelque sorte.
· Comme j’ai pu l’écrire dans l’article précédent, il ne sert probablement à rien de se battre contre une dépression : cela reviendrait à s’enfoncer encore plus dans nos propres sables mouvants. La métaphore du nageur, que propose Moussa Nabati, offre une option salutaire : se laisser porter par le courant (qui correspond au temps nécessaire au travail de régulation intérieur et inconscient) tout en gardant la tête à la surface pour pouvoir reprendre son souffle – pour le dire avec Jon Kabat-Zinn, « tant que tu respires, il y a plus de santé en toi que de maladie ».
· Accepter et « se laisser porter » ne signifie en aucun cas se résigner ni se laisser couler. Je pouvais faire confiance à mes ressources tant internes et personnelles qu’externes : à moi d’effectuer un travail d’explicitation de mes forces (par l’écriture, par exemple) tout en ayant l’humilité de demander de l’aide à un-e professionnel-le pour m’accompagner dans cette nouvelle odyssée.
· Comme le propose Bertrand Vergely dans son livre Deviens qui tu es : la philosophie grecque à l'épreuve du quotidien, toute « traversée » personnelle comporte trois étapes qui nous font suivre un itinéraire dont les portes s’ouvrent successivement sur des espaces de plus en plus profonds : la première étape de ce voyage nous emmène à la découverte de notre intimité psychologique dont l’enjeu principal est de permettre la distinction entre ce qui vient de mon « dedans » et ce qui est imposé du « dehors ». Ce sont nos émotions, nos motivations, nos envies. Qui pourtant n’existent vraiment que si on a le courage de pousser la deuxième porte qui nous laisse entrevoir notre inconscient et nos blessures d’enfance. Cette étape ne se vit pas seul, elle mérite d’être accompagnée par un-e psychothérapeute, au risque de s’y perdre et de ne plus retrouver le chemin de sortie. Si ce deuxième monde est troublant, la troisième porte nous dévoile une réalité encore plus vertigineuse : notre intériorité spirituelle, dont l’essence même touche à la question du sens de la vie et de la mort.
Je pensais avoir compris et expérimenté ce en quoi consistait cette dernière dimension, mystérieuse et si difficile à appréhender. C’était sans compter sur la Vie, qui sait très bien ce qu’elle fait et qui apparemment voulait que je continue à enquêter sur cette réalité sensible en faisant à nouveau l’expérience d’une plongée dans mes profondeurs.
Les personnes qui me connaissent savent que, depuis ma « chute » de 2008, je suis ouvert à toute sorte de thérapies et, en premier lieu, à la bibliothérapie : mes lectures sont autant de rencontres qui m’ont accompagné et m’ont permis de mettre des mots sur les maux ainsi qu’à envisager des pistes d’action concrètes.
C’est ainsi que la découverte de deux ouvrages a été significatives dans mon parcours de ces derniers mois : « S’aimer avec ses blessures » de Catherine Bensaid et « Le vide en nous » d’Hélène L’Heuillet.
Si le premier texte, écrit par l’auteure du best-seller « Aime-toi et la vie t’aimera » m’a permis d’affiner la conscience des blessures qui m’ont tant fait souffrir après le décès de feue ma femme et à la suite de ce qu’on pourrait appeler – en pastichant le titre d’un livre de Gabriel Garcia Marquez – « Chronique d’une amitié amoureuse avortée », la lecture du second m’a fait l’effet d’un électrochoc et d’une révélation : mais bon sang, c’est bien-sûr !
La philosophe et psychanalyste française avance en effet que l’être humain entretient une relation ambiguë avec le vide : il a d’une part tellement peur du vide qu’il le remplit de différentes façons (par l’hyperactivité et par le travail, par une alimentation ou une consommation compulsives, par l’infobésité et par toutes sortes de dépendances, y compris affectives) et, d’autre part, il recherche ce même vide pour se réfugier et se protéger du « trop plein » que les stratégies de remplissage finissent immanquablement par créer.
Combattre ce vide est donc une lutte perdue d’avance et cela pour une raison très simple : il fait partie nous, il est en nous, il fait intrinsèquement, essentiellement et consubstantiellement partie de notre condition humaine. Le vide en nous, c’est cette musique silencieuse, « cette note pure qui tremble bien avant notre naissance et après notre mort » (Christian Bobin).
Remplir ce vide originel jusqu’à la nausée revient donc à se renier soi-même. À se faire du mal et, donc, à faire preuve de désamour vis-à-vis de soi-même. Accepter le vide revient, au contraire, à accepter que celui-ci nous soit nécessaire pour progresser sur notre chemin de vie, tout comme sur un bateau à voiles où il s’agit de remonter au vent et de se laisser ainsi aspirer par le vide.
Or, s’il est si difficile d’accueillir ce vide en nous, c’est parce que nous en avons peur et que cette « peur du vide est la peur de l’inconnu (…) Le plus grand inconnu est la mort (…) C’est aussi pourquoi il ne suffit pas d’être conscient pour changer, mais il faut avoir accepté la mort » (Hélène L’Heuillet).
Si je suis aujourd’hui plus à même de dire « oui » à la mort de Christine, et donc à l’inconnu et au vide en moi, il n’en était apparemment pas de même il y a quelques mois, ce qui explique mes vaines tentatives de remplir le double vide que l’absence de ma compagne de vie a laissé en moi : celui de sa non présence, physique du moins, qui est venu s’ajouter à mon vide intérieur à moi.
« L’absence est une lumière offerte à tous » (Christian Bobin) : grâce à sa mort, Christine m’aura fait l’ultime cadeau, à savoir celui de me permettre d’aller au plus profond de mon être pour y trouver le courage de regarder mes blessures et mes peurs en face et pour commencer à apprivoiser ce vide tant ignoré et redouté. Et d’y découvrir une ressource (une re-Source serait plus adéquat) infinie et si précieuse.
Pour faire court (et aussi pour ne pas vous ôter le plaisir de découvrir ces deux « perles » de la littérature « psyspi » et philosophique), je me limiterai à citer les toutes dernières lignes de l’ouvrage de Catherine Bensaid – des mots qui résument à eux-seuls la substantifique moëlle du livre d’Hélène L’Heuillet et qui guident aujourd’hui mes pas sur le chemin de ma nouvelle vie – j’ai en effet l’intime conviction que je n’ai plus besoin de remplir mon vide, car TOUT EST LÀ :
« Ce n’est pas une abondance de plaisirs, d’événements, de cadeaux, de preuves d’amour tangibles et permanentes de la part des autres et de l’univers qui nous met en joie, c’est un silence intérieur qui n’attend rien, une ouverture à l’inconnu, en même temps qu’une disponibilité à ce qui est, un « vide » qui ne connaît pas le manque. L’amour est infini : ce n’est pas quelque chose qui peut nous être donné ou enlevé. Nous sommes amour ».
Belle découverte de votre vide en vous !
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